Refusons de nous noter les uns les autres
Nous passons notre vie à nous noter les uns les autres. Nous notons l’appartement loué le week-end sur des plateformes, nous likons (ou pas) les messages de nos amis sur les réseaux sociaux, nous donnons notre avis sur la propreté des toilettes dans les stations-services, nous donnons une note à l’accueil client de notre magasin de fringues ou de voitures, etc.
Quand, par hasard, nous oublions de le faire, nous recevons des courriels nous demandant d’évaluer notre accueil à la poste, de noter la qualité du produit acheté, de donner notre avis sur la qualité de la réponse téléphonique du service clientèle contacté la veille. Nous étions soumis aux notes des profs, nous sommes désormais soumis aux notations de tout un chacun !
Ce n’est pas une bonne nouvelle. Loin d’être une démocratisation du pouvoir (celui de noter), il s’agit en réalité d’une soumission généralisée à la dictature du nombre.
En effet, étymologiquement, le mot notation vient du latin notatio, « action de marquer d’un signe » nous dit le Trésor de la Langue Française. Il ne s’agit donc pas d’évaluer pour émanciper, mais d’imposer sa marque à l’individu, de le soumettre un peu plus à la servitude numérique. Nous rentrons doucement dans une société de surveillance où, à l’image d’un épisode de la série Black Mirror, la vie sociale d’une personne (le respect qu’on lui porte, les emplois qu’elle peut exercer, les lieux qu’elle peut fréquenter) est liée à la note que les autres lui attribuent.
L’enfer sera pavé de mauvaises notations ! Pure science-fiction ? Hélas non, c’est déjà une réalité ! À Roncheng (Chine) par exemple, en fonction de leur comportement civique (déblayer son trottoir, ramasser les crottes de chiens, etc.) les habitants reçoivent des bons et des mauvais points, système d’autant plus contraignant que les notes de chacun sont rendues publiques. Aux États-Unis, les salariés d’Amazon se notent entre eux, tandis qu’en France le salaire de certains commerciaux et les primes de nombreux employés de service dépendent des notes données par les clients.
Dans tous les cas, ce développement généralisé de notes individualisées augmente le contrôle qui s’exerce sur la personne, défait les solidarités collectives et affaiblit la résistance individuelle : comment lutter contre des données objectives ?
Le problème est que les notes, tous les enseignants le savent, ne sont que rarement des données objectives. Le contexte, la connaissance de l’individu, l’expérience de l’évaluateur rentrent en ligne de compte dans toute notation humaine. De plus, dans les notations de services à la personne ce sont souvent les plus mécontents qui prennent le temps d’évaluer. La note de satisfaction est ainsi une prime aux mécontents. De même, on sait que certains notent beaucoup alors que d’autres donnent très peu de notes. C’est donc l’avis d’une minorité qui passe ainsi pour l’opinion majoritaire.
Dans la même lignée, le biais de conformité (la volonté de ne pas se démarquer) fait que l’on donne plus facilement la même note que les autres que sa propre évaluation. Surtout, les manipulations se multiplient à l’infini : création de faux comptes, suppression de commentaires, rétribution financière d’avis favorables, etc. Les notes ne sont donc pas un outil fiable d’évaluation. Par contre, elles restent un outil redoutablement efficace de contrôle social. N’oublions pas que c’est Napoléon Ier, grand démocrate s’il en est, qui a initié la notation des personnes (en l’occurrence des enseignants par les inspecteurs).
La notation de chacun par tous est le contraire de l’émancipation. Cette dernière est définie par Kant comme la capacité à sortir de la minorité. Or, la notation est un moyen de nous y enfermer. La note donnée par autrui ne nous apprend pas à user de notre entendement sans la direction des autres. Tout au contraire, elle nous soumet au jugement d’autrui. La note est une sanction, pas une invitation à l’esprit critique.
La note socialisée augmente la conformité sociale et réduit l’autonomie qui est le fondement de la démocratie. C’est, en effet, l’auto-nomos, la capacité à faire et à défaire les lois qui nous gouvernent qui fonde la démocratie. En notant les autres nous nous soumettons à la notation d’autrui, en nous soumettant à la notation d’autrui nous détruisons l’autonomie. Ainsi refuser la notation généralisée, c’est défendre l’émancipation.
Accepter de noter l’autre, c’est affaiblir la démocratie.
Frédérique Vianlatte, « Refusons de nous noter les uns les autres », texte publié sur le blog de la revue Hermès(30/06/2022)
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PRENDRE LE TEMPS, C’EST DÉJÀ CHANGER DE CAP
Vis comme si tu devais mourir demain.
Apprends comme si tu devais vivre toujours.
Gandhi
Comment changer de cap ? Peut-être en apprenant, à nouveau, l’art de prendre son temps. L’art de rêver à un autre monde où le temps n’est plus de l’argent, mais la durée qui nous permet de goûter la splendeur de la vie. Il ne s’agit pas de fuir la réalité, mais bien de résister. Il y a en effet, de multiples manières de résister à cette force capitaliste qui nous conduit – tous – dans le mur. Certains, très rares, choisissent de s’exclure du monde, de vivre retirés dans des communautés autogérées, écologiques, libertaires. D’autres, plus nombreux, s’engagent dans un militantisme actif qui dénonce les méfaits du capitalisme tout en mettant en œuvre une autre manière de produire et de consommer. Ils inventent des systèmes d’échanges locaux, mettent en place des monnaies locales, construisent des logiciels libres, redécouvrent une agriculture biologique, achètent leurs produits dans des magasins de commerce équitable, etc. Ils ont l’énergie de vouloir changer le monde. Mais tout le monde n’a pas tout le temps cette énergie. Heureusement, l’énergie se trouve aussi ailleurs, dans des gestes simples, se poser pour respirer, refaire le monde avec nos amis, inventer des futurs dans nos rêveries. Passer des heures à discuter du monde de demain, se laisser aller à imaginer un autre avenir, ce n’est pas perdre son temps. C’est prendre son temps. Or, le temps n’est ni notre ennemi, ni une contrainte à rentabiliser, le temps est ce qui nous relie, ce qui nourrit la pensée critique. Pour changer de cap, prenons le temps de prendre notre temps.
Prendre son temps c’est, par exemple, retrouver les plaisirs de la sieste. « La sieste est une courtoisie que nous faisons à notre corps exténué par le rythme brutal de la ville » (Dany Laferrière. La sieste permet de lutter contre l’insomnie et prévient les maladies cardio-vasculaires. Mais la sieste est, d’abord et avant tout, un art. Celui de vivre. Il ne s’agit pas de dormir plus le jour pour dormir moins la nuit. Non, il s’agit de se retirer de la folie du monde pour retrouver sa sagesse enfantine. Faire la sieste, c’est suspendre le temps. Refuser, un moment, de courir après sa vie pour la gagner, rejoindre en pensée les instants bénis de l’enfance où le mot travail n’existe pas. Seul le mot « bien être » compte quand on fait la sieste. Qu’elle dure moins de cinq minutes ou plus de deux heures, qu’elle soit solitaire ou collective, coquine ou ascétique, la sieste est le refus, conscient et assumé, de la surpuissance humaine. Faire la sieste, c’est refuser d’être une machine en mode veille, toujours prête à l’emploi, jamais totalement arrêtée. Prendre le temps de se reposer, c’est assumer sa fatigue, donner à notre corps et à notre esprit le droit inaliénable de se sentir faible, inadapté à ce capitalisme sauvage qui nous transforme en force de travail corvéable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Faire la sieste, c’est résister. Résister au temps mondial et uniforme du capitalisme affirme Thierry Paquot1.
Dans cette perspective, faire la sieste ne marque pas seulement la volonté de renouer avec sa liberté intérieure, c’est également l’affirmation collective d’une insoumission à l’ordre marchand. Ce temps global et uniforme nécessaire à la circulation des marchandises et des capitaux qui nous impose de mettre le réveil le matin peut soudainement être remis en cause, par une simple pause. Si chacun prenait, au moment qu’il lui semble le plus opportun, le temps nécessaire à sa sieste, c’est l’ensemble de l’organisation du temps social qui s’en trouverait ébranlée. Changer le monde en dormant tel est l’art – révolutionnaire et pacifique – de la sieste !
Mais prendre son temps, cela peut être aussi, parfois, se donner le droit d’arriver en retard. Le retard nous libère de la prison de l’instant. Il nous ouvre ainsi les portes de la conscience du temps : « L’instantanéité ne supprime pas le temps, elle le nie » (Dominique Wolton). De même le retard libère l’imagination de celui qui attend. Il est en retard, pourquoi ? Que peut-il bien faire ? Que pourrais-je bien faire d’autre de ce temps qui, pour moi, se libère soudain ? Le retard, disait Marcel Duchamp, nous ouvre à l’art. L’œuvre d’art n’existe que dans l’œil de celui qui la perçoit. Elle est une démarche, une critique rationnelle de la société marchande et non un geste inspiré d’un génie sous acide. Ne pas succomber à la course effrénée contre la montre qu’est la vie moderne. Prendre le temps de créer, prendre le temps de comprendre la création, c’est se mettre en retard : se placer hors du temps de l’inspiration (pour le créateur), hors du temps de l’émotion pure (pour le spectateur), afin de se poser tranquillement dans le temps, ouvert et incertain, de la réflexion. Le retard crée de l’imprévu. Il dévoile la fragilité de l’ordre établi. Il laisse entrapercevoir d’autres agencements possibles, d’autres mondes à explorer. Mais pour faire surgir de l’imprévu, il ne doit pas être systématique, courant, normal, prévisible. Non, il ne s’agit pas d’arriver toujours en retard, mais parfois, souvent, en tout cas, de manière inattendue. Le retard aléatoire est la politesse des insoumis.
Prendre son temps, cela peut être, également, oser marcher sans but, sans crainte, sans avoir peur de se perdre. Se perdre? Rien n’est moins grave ! Se perdre, c’est non seulement renoncer au succès obligatoire auquel nous condamne sans relâche le capitalisme, mais c’est, aussi et surtout, s’oublier un peu. Sortir de soi pour explorer d’autres identités encore inconnues, d’autres facettes de soi. « La vie n’est qu’une ombre qui marche », affirme Shakespeare. Pourtant, en marchant, on peut perdre de vue, un moment, cette ombre et, ainsi, se dorer entièrement au soleil des autres vies possibles… Marcher et se perdre dans la campagne, c’est retrouver, un temps, cette peur ancestrale qui nous a fait vouloir, à toute force, domestiquer la nature. Nous n’avons plus peur d’elle, mais nous avons peur des autres hommes. Nous l’avons balisée, emprisonnée dans des sentiers de randonnée, mais nous n’osons plus nous aventurer sur les sentiers sauvages de la rencontre de l’autre. Se perdre, c’est aussi éprouver tout ce que l’on a perdu en pensant gagner. Marcher et se perdre dans la ville, c’est bien aussi. Seul, c’est s’obliger à la rencontre de l’autre. Demander son chemin, ce n’est pas rentrer dans le droit sentier des habitudes, c’est au contraire rompre avec la routine et prendre le risque, minime, de se perdre davantage. Après tout si une personne s’est amusée en nous indiquant la mauvaise direction, où est le mal ? Prendre le temps de marcher, c’est se donner le temps de s’aventurer dans des lieux inconnus, mais aussi d’explorer des territoires de pensée aventureux. « Il faut savoir se perdre pour un temps si l’on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes », dit Nietzsche. Or, sommes-nous encore des citoyens ? Non pas des entités sondées convoquées régulièrement pour glisser un bulletin imparfait dans une urne transparente, mais des acteurs, pleins et entiers, de notre cité ? Et si marcher et se perdre dans la cité, c’était retrouver sa citoyenneté ?
Prendre son temps, c’est encore, se laisser surprendre par la beau té du monde. Le capitalisme est une société putride, mais partout la beauté du monde est là, prête à sourire à celui qui sait la regarder. « Le monde de la beauté n’est pas un monde que l’on apprend. On le découvre, on le crée, à partir de soi-même » révèle l’écrivain Jean Guehenno. Le capitalisme scie systématiquement la branche sur laquelle il est assis : la nature. Mais une société dominée par le capitalisme n’est pas une société entièrement capitaliste. Le monde recèle encore des beautés qu’il faut se donner le temps de découvrir. La routine nous aveugle, les habitudes nous rendent sourds, la coutume tue la saveur. Laissons-nous surprendre par nos sens. La saveur d’un chocolat chaud le matin, un parfum inconnu dans un train, un nuage étrange le soir embrassant délicatement la lune, un rire d’enfant dans un couloir d’hôpital, une goutte de pluie glissant sur une feuille, un écureuil bondissant dans un parc, des amoureux qui s’embrassent fougueusement au point d’en oublier l’autobus qui déjà s’éloigne… Tous ces petits riens peuvent former un grand tout : la béquille sensuelle de nos vies insensées et bancales. Il ne s’agit pas d’auto hypnose. Il ne s’agit pas de se mentir sur la cruauté de notre société. Il s’agit juste de rester en vie, de rester homme parmi les hommes quand tout nous pousse à devenir machine sans avenir parmi les objets obsolètes.
La liste n’est pas exhaustive, il y a des centaines de manières de prendre son temps, pour des milliers de bonnes raisons. Changer de cap est nécessaire. Cela demande force et courage. Nous en manquons, tous, hélas, parfois. Mais nous avons tous, toujours des sens en éveil. Vivre, c’est refuser de voir ses sens insensibilisés par la sauvagerie du capitalisme. Vivre c’est voir, entendre, goûter, sentir, toucher avec le cœur. « Lorsque tu atteindras le cœur de la vie, tu trouveras la beauté en toutes choses, même dans les yeux insensibles à la beauté » (Kahlil Gibran).
– Frédérique Vianlatte, « Prendre le temps c’est déjà changer de cap », texte publié à la rubrique « Utopie » de l’encyclopédie du changement de cap (https://eccap.fr), Janvier 2021.
1 Dans son merveilleux petit bouquin « L’Art de la sieste », Paris, Zulma, 1998
ÉCOUTONS CE QUI NE FAIT PAS DE BRUIT
« Tout le monde veut que tout le monde l’aime, mais personne, personne n’aime tout le monde » chante Luc De Larochellière. De même, tout le monde veut s’exprimer mais personne n’écoute tout le monde. C’est, au fond, une bonne définition de ce que l’on nomme l’Internet. Il n’y a pas de communication numérique, mais des expressions numérisées diffusées par des outils connectés. La communication est construction de sens, la connexion contagion de données.
Pour éviter de participer à la cacophonie généralisée, il faut donc apprendre à écouter. Non pas écouter l’expression du mal-être de chacun ou les contre-vérités qui circulent à longueur de journée sur les réseaux sociaux numériques. Non pas, bien sûr, écouter la voix de nos maîtres, l’idéologie des puissants relayée par les soi-disant experts médiatiques. Mais écouter, enfin, ce qui ne fait pas de bruit et pourtant nous fait tant de bien.

Commençons par nous écouter. Écoutons ce corps qui ne dort pas assez, que nous n’entretenons plus ou au contraire que nous vouons à la performance. Écoutons-le juste respirer. Chut ! Un peu de silence… Allongeons-nous sur le dos, les bras le long du corps et laissons notre ventre se gonfler à l’inspiration et se vider à l’expiration. Oui, c’est bien… Concentrons-nous sur nous-mêmes et nous percevrons alors la vie d’un organe dénigré, d’un organe qui ne calcule pas et qui constitue pourtant notre commune humanité : le cœur.
Si les battements du cœur nous rappellent à nous-mêmes, alors d’un coup nous écouterons aussi notre conscience. Le cerveau ne se réduit pas à cette froide machine à calculer son propre intérêt, glorifiée par les économistes libéraux. Non, le cerveau est relié au cœur, car le cerveau est aussi conscience. Conscience que nous ne sommes rien sans l’autre qui n’est pas grand-chose sans nous. Conscience que nous pouvons faire mieux. Conscience que si nous n’avons pas pu changer le monde, nous pouvons peut-être changer quelque chose dans nos vies.
Mais à trop s’écouter, on finit par se rendre sourd. Sortons. Prenons l’air. Partons écouter la nature. Au lieu d’écouter « pousser les fleurs au milieu du bruit des moteurs », comme le chante si joliment l’ami Francis (Cabrel), allons en pleine forêt écouter le chant des oiseaux, le claquement du vent dans les arbres, le bruissement des feuilles sous nos pieds. Allons au bord de l’océan et laissons-nous bercer par le grondement sauvage et doux des vagues qui viennent lécher le sable. Partons en pleine montagne et, au milieu de nulle part, écoutons. Écoutons profondément ce silence absolu, ce calme, cette sérénité. Écouter le silence, c’est entendre la paix.
– Frédérique Vianlatte, « Écoutons ce qui ne fait pas de bruit », texte publié sur le blog de la revue Hermès(9/06/2020)